Critique en toute subjectivité de ce merveilleux roman graphique, présenté lors d'un précédent Boris Book Café
Le trait de Bonneau m'avait déjà enthousiasmé dans l'excellent roman graphique "L'Étreinte", dans le beau mais moins abouti "Regard d'un père". J'étais donc réceptif à ce style particulier et prêt à accueillir la tornade émotionnelle en marche, si tant est que l'on puisse être prêt à cela.
"Ceux qui me touchent" vibre d'une force brute et viscérale. Damien Marie offre un puzzle parfait à Laurent Bonneau : on suit la trajectoire d'un homme désenchanté mais non résigné, son couple certes heureux mais surtout fatigué par le travail quotidien, une fille adorée offrant une échappatoire dans l'imaginaire, et puis la nostalgie d'une jeunesse où des envies d'Art et d'absolu conviaient encore tous les possibles. Nous sommes en présence de perdants magnifiques : des femmes et des hommes broyés par un système imposant ses cadences, ses horaires infernaux, sa froideur capitaliste, sa négation du sens et de l'éthique. Ici, nulle révolte sociale et collective (grèves, manifs traditionnelles, mouvement des gilets jaunes...) comme nous le présentait Tristan Egolf dans le roman "Le Seigneur des porcheries", immanquablement à l'esprit lorsqu'il est question d'abattoirs porcins. Non, ici on épouse une trajectoire individuelle, une fuite irréfléchie capable de tout envoyer en l'air (travail, couple et niveau social) pour s'offrir une respiration désespérée, profondément humaine, artistique. S'invitent alors nos souvenirs d'un des beaux romans graphiques de l'année passée, "La Dernière Reine" de Rochette : les thématiques dialoguent, se répondent (rapport au monde, à la nature, à l'Art brut, dichotomie Paris/Province, quête d'absolu, l'amour magnifié).
Les illustrations de Bonneau acceptent de se présenter comme quasi-inachevées ; nul repassage à l'encre ici pour en gommer les traits de construction, elles s'offrent par touches à la manière des peintres impressionnistes, non pour en dévoiler la lumière et les couleurs mais pour ne pas en effacer le geste artistique, l'hésitation devant la feuille. Elles demeurent une perpétuelle esquisse, des fragments de vie. Cela leur confère une puissance magnifique renfermant de l'ellipse et une polysémie de sens, susceptibles d'abriter nos souvenirs de lecture et plus encore notre intime dont les thématiques aisément partagées facilitent l'identification (ici nos rêves d'enfant, nos actes manqués, les difficultés au sein de nos couples, la quête de sens au travail, la (ma)paternité, nos colères...)
On touche parfois au sublime !